Publié le 13/06/22 par Clémence Nayrac – Article Hospimedia
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Dossier médical partagé, big data, volonté accrue de transparence… La manière d’aborder le secret professionnel des soignants a évolué avec la société. Il demeure pourtant une condition sine qua non de la prise en soin des patients via la confiance qu’il instaure. Le développement de la notion de santé globale accroît encore ses enjeux.
En mars dernier, le Comité de liaison des institutions ordinales (Clio) a organisé un webinaire sur le secret professionnel et l’indépendance, offrant un éclairage juridique sur ces questions. La philosophie éclaire elle aussi ces deux notions, intimement liées et toutes deux garantes de la confiance envers les professionnels de santé et de la relation soignant-soigné. « Un professionnel de santé, pour pouvoir exercer, a besoin de prendre soin de la personne en face de lui. Pour cela, deux conditions : il faut être indépendant et il faut arriver à créer une relation de confiance avec le patient. Et sans secret, c’est impossible« , explique Léonie Varobieff, enseignante et chercheuse en philosophie au sein de l’université Jean-Moulin de Lyon (Rhône). Selon elle, la relation entre soignant et soigné est de fait une « relation asymétrique » car elle inclut un « sachant » et une personne vulnérable. Le secret professionnel rétablit ainsi l’équilibre. Il est la condition de confiance entre les deux acteurs de la relation.
Aujourd’hui, tandis que le concept de santé globale — plus connu sous l’appellation « one health » — bien qu’encore flou se développe, il rend d’autant plus nécessaire la préservation du secret professionnel. « Les « choses » liées à notion de santé globale ont été un peu oubliées ces dernières années », regrette Léonie Varobieff. Pourquoi ? La philosophe évoque une formation médicale très « technique », avec des procédures de gestion du risque de plus en plus développées, une pression juridique également et moins de temps à consacrer au patient. Ces évolutions ont peu à peu écarté l’importance de prendre en compte la santé dans sa globalité. « L’alimentation, la sexualité, le rapport au corps et à autrui sont à prendre en considération mais ont été écartés », détaille la philosophe. Dès lors, le secret professionnel s’est empreint d’un rôle social. « Le secret professionnel était en quelque sorte le minimum à garder car le secret est bienveillant envers le patient », poursuit Léonie Varobieff.
Le secret professionnel permet ainsi d’aborder d’autres sujets que ceux liés à la pathologie. Quand un professionnel soigne un patient, cela a aujourd’hui un impact direct beaucoup plus fort sur la santé globale. « Il faut s’interroger sur la portée des pratiques, il faut être capable de s’interroger sur la juste posture du soignant« , résume Léonie Varobieff. Précarité, conditions de vie et de travail peuvent être abordées sans craintes grâce au secret professionnel. Il permet ainsi aux acteurs du soin de sortir de leur responsabilité « purement diagnostique » pour se réapproprier leur rôle social « de gens qui s’occupent d’autres gens« . La confiance établie par le secret professionnel engendre la connaissance, qui permet d’orienter la recherche et de l’adapter aux besoins de la société, poursuit la philosophe.
En ce sens le secret professionnel a une dimension politique, souligne Léonie Varobieff, et confère une portée politique au soin. « Il permet de faire remonter l’expression et les besoins du patient pour adapter les politiques de santé« , indique-t-elle.
Les évolutions de la société ont-elles à l’inverse un impact sur le secret professionnel ? Peut-on dire que ce dernier est aujourd’hui en « danger » ? Silvère Pautier est cadre de santé au CHU de Bordeaux (Gironde). Il a rédigé une publication* sur le secret professionnel des soignants. Il constate plusieurs évolutions qui ont complexifié le secret professionnel et notamment la création du dossier médical partagé (DMP), qui permet à un nombre important de professionnels d’avoir accès à des informations sur le patient, y compris quand elles ne sont pas nécessaires à son propre diagnostic. « Aujourd’hui on parle de big data, le secret peut être partagé. Le besoin collectif prime sur l’individu« , constate Silvère Pautier.
« Le secret professionnel est instauré dans l’intérêt des patients. Aujourd’hui, le dialogue singulier n’existe plus, pour les maladies chroniques par exemple, et les données sont partagées entre plusieurs professionnels. On sort même des professionnels de santé avec le secteur du médico-social qui s’ouvre de plus en plus« , a constaté aussi en mars dernier le Dr. Jacques Lucas, président de l’Agence du numérique en santé (ANS). De plus, Silvère Pautier observe que les dérogations au secret professionnel sont de plus en plus fréquentes. « Ces dérogations touchent des professionnels qui n’ont pas du tout la même culture du secret ni la même formation« , souligne le cadre de santé. Il pointe aussi le risque de déséquilibre du colloque singulier et in fine de rupture de la confiance entre soignant et soigné.
Le cadre de santé soulève ainsi un paradoxe : pour mieux prendre en charge les patients s’instaure un partage d’informations. Le besoin de la société — puisque le secret professionnel a bien une dimension sociale — et la prise en charge collective sont donc placés avant la prise en charge individuelle. La gestion de la pandémie de Covid-19 en est un exemple (lire l’encadré). « On ne peut pas dire que le secret médical est bafoué mais il évolue« , résume le cadre de santé.
Covid-19 et secret professionnel
La crise sanitaire a-t-elle complexifié encore le secret des professions de santé ? Pour Silvère Pautier, les données de santé « n’ont pas été plus partagées » pendant la pandémie de Covid-19. La question peut en revanche être considérée plus spécifiquement sur le pass vaccinal, qui porte à la connaissance d’un nombre plus large de professionnels — au- delà même des professionnels de santé — les informations liées à la vaccination Covid-19 des patients. « La notion de vaccination, telle qu’appliquée pendant la crise, a bafoué le secret professionnel« , note-t-il.
Un autre phénomène participe de ces évolutions, celui d’une volonté très marquée de transparence. « La technologie incite à l’hyper transparence, cela a commencé avec l’imagerie — qui permet de voir à l’intérieur des corps — et se poursuit plus largement avec le numérique et le big data. Jusqu’où peut-on aller ? Tout cela vise à mieux soigner le patient mais cela se fait en réutilisant une information pour le collectif et pour laquelle le patient n’a pas toujours donné son consentement. La norme de santé publique a pris le dessus« , formule-t-il, pointant le risque d’une défiance des patients. Elle aurait pour effet une rétention d’information confiée aux professionnels de santé, qui aurait donc un impact non seulement sur la propre santé du patient mais aussi sur la santé globale.
Et cela l’amène à constater un deuxième paradoxe : les usagers sont à la fois demandeurs de transparence, tout en souhaitant la sécurisation de leur donnée. Un constat également formulé par les juristes : « il y a une tension entre l’envie de transparence de la société et le secret professionnel. L’attachement aux données personnelles est une spécificité européenne« , a expliqué le conseiller d’État Jean-Luc Sauron, lors du webinaire organisé par le Clio. Silvère Pautier note en outre que, du côté des professionnels, si le secret prend désormais une dimension collective, les sanctions pour entrave au secret professionnel demeurent, elles, individuelles.
D’après Léonie Varobieff également, le secret médical n’est pas « en danger » du fait de ces évolutions mais il convient pour les professionnels d’être « vigilants« . Leurs ordres ont un rôle à jouer en ce sens pour préserver le secret professionnel. La philosophe prône d’ailleurs un élargissement de la possibilité d’action dans la société du soignant car ils sont une profession « structurante » de cette société. Il faut ainsi selon elle considérer les qualités que chacun apportera à la société comme des ressources, qui dépendent donc du secret médical. « Pourtant actuellement, les soignants ne se sentent pas investis par leur capacité de soins environnementale par exemple. C’est regrettable car ils ont un impact au-delà de l’humain, sur la biodiversité et l’écosystème« , déplore la philosophe. L’enjeu du XXIe siècle sera sans doute d’étendre, non pas la responsabilité des soignants, « mais leur conviction dans leur pouvoir sur l’écosystème« . En cela, le secret professionnel est une condition inaliénable.
L’indépendance dans un monde globalisé
« La question de l’indépendance est centrale pour les professionnels du soin. Le concept est d’ailleurs souvent mobilisé avec beaucoup de fierté, comme un étendard« , explique la philosophe Léonie Varobieff. Pour bien comprendre les enjeux liés à cette notion, il faut poser sa définition : « étymologiquement, l’indépendance est ce « qui est en dehors de toute dépendance » ». Or « vouloir sortir de toute dépendance, c’est très compliqué« , indique Léonie Varobieff. En 1955, le Pr. Henri-Pierre Klotz estime que l’indépendance est « acquise » pour le professionnel de santé quand « chacun de ses actes professionnels est déterminé seulement par le jugement de sa conscience et les références à ses connaissances scientifiques avec, comme seul objectif, l’intérêt du malade« . Aujourd’hui, dans un monde globalisé, cette définition prévaut-elle toujours ?
« À force de revendiquer l’indépendance pour elle-même, on invisibilise les vraies raisons de la défendre. Si l’indépendance forme une norme que l’on porte, que se passe-t-il avec les évolutions de la société et avec l’arrivée d’une nouvelle génération de praticiens par exemple ? « , interroge Léonie Varobieff. Un professionnel de santé évolue en effet au sein d’un système de santé, régi par des normes et des interactions. « Le patient, le système économique, la réglementation, ses propres connaissances ou encore la déontologie limitent l’indépendance du professionnel. Si l’on revendique cette indépendance, il faut s’interroger sur ce que sert cette indépendance « , décrit la philosophe. L’indépendance « totale » n’existe donc pas, elle est « possible » si l’on en « détermine la mesure et les raisons« .
* « Le secret professionnel soignant : un enjeu de démocratie sanitaire entre immanence et aliénation », Silvère Pautier, Recherche en soins infirmiers (mars 2017, n°130)
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